À lire : Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, Younes Amrani et Stéphane Beaud

Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, Younes Amrani et Stéphane Beaud

Catégorie : Sociologie Éditeur : La Découverte ISBN : 9782707146779 Posté le par Liesel

Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, Younes Amrani et Stéphane Beaud


La Maison des Métallos, à Paris, a présenté, en mars dernier, une interprétation théâtrale de ce petit ouvrage mis en scène par Dominique Lurcel et Farid’O, avec des acteurs et danseurs non professionnels mais fort talentueux de Saint-Ouen, Aubervilliers et du 11ème arrondissement. Le livre, constitué d’une correspondance par mails entre Stéphane Beaud, sociologue spécialiste des classes populaires et un jeune bibliothécaire issu des “quartiers difficiles” – selon la formule consacrée – représente à lui seul un concentré d’une des tragédies françaises contemporaines : la méconnaissance méfiante et réciproque entre des populations qui pourtant vivent à l’intérieur d’une même nation. Beaud se penche, à travers cet échange, sur le fossé qui oppose la bourgeoisie – petite et grande – à la classe défavorisée issue de l’immigration africaine des soixante dernières années. On y voit comment le scientifique tente d’en réduire les barrières à défaut de pouvoir les détruire. Ses conseils chaleureux autant que judicieux à son correspondant désarmé face à sa difficulté à trouver sa place dans le pays où il est né, donnent confiance en la solidarité, ici morale et intellectuelle. “C’est par la culture qu’on s’en sort, c’est une arme qui fait peur aux dominants” martèle le chercheur. On pourrait sous-titrer cette correspondance atypique : “Pertinence et richesse des échanges en milieux contrastés”. C’est après avoir lu le précédent essai de Stéphane Beaud, “80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire” qu’Amrani – un pseudonyme utile pour un témoignage aux échos très intimes – déniche l’adresse mail du sociologue à qui il envoie une sorte de bouteille à la mer. Il y décrit un monde particulièrement abîmé, depuis ces années 2000, où “les mecs sont dépités, les gamins flambent, les filles se prennent pour des starlettes et tout le monde est au chômage…” Le chercheur sollicite de son interlocuteur un regard introspectif, sociologique sur sa propre destinée.

Ainsi Amrani narre-t-il le malaise, les ambiguïtés, paradoxes mais aussi les espoirs de cette partie de la société, éternellement perçue comme “étrangère”, “en voie d’intégration” et aujourd’hui profondément déprimée. Il décrit le quotidien d’une génération perpétuellement frustrée qui se cogne partout à des difficultés, des stigmatisations récurrentes, une non-reconnaissance transmise d’une génération à l’autre... Amrani témoigne : « A l’école primaire, aucun problème n’existait, on était tous mélangés (ce qui n’est plus le cas dans de nombreux quartiers désormais ndlr), au collège, ça se complique un peu, au lycée, une forme de ségrégation s’installe et après, ça devient du racisme (il faut l’avouer). » Sa lucidité est souvent terrible : “Je ne suis pas naïf, je me rends compte que le poids de mon passé pèse sur moi et me donne peu de marge de manœuvre.” On pourrait remplacer “passé” par “nom, physique, adresse postale”… Ou encore : “J’aurais aimé être fils de prof, aller dans un lycée de bourges, fréquenter les salles de concert et les bars branchés, et voter socialiste ou Vert pour me donner bonne conscience… Mais non, je suis fils d’esclaves, ayant grandi dans la merde, entourés de personnes sans espoir, ni volonté (ou plutôt possibilité) de réussir… (…) Rien n’est fait pour nous. » Mais le narrateur sait aussi scruter les dysfonctionnements du monde dont il est issu qu’il dénonce sous l’amusante appellation de “protocoles d’Arabes”. Il liste, par exemple, les stéréotypes à respecter pour rester dans la norme de la cité : « être contre les Feujs, contre l’Amérique, pour les Arabes…(…) Tout cela ne veut pas dire que l’on ne doit s’intéresser qu’à notre petit nombril, mais j’essaie de comprendre les mécanismes qui font que certaines personnes sont plus engagées à défendre la cause palestinienne et irakienne alors que leurs frères et sœurs sont dans la merde totale.” Sans doute donne-t-il lui même la réponse : “En tout cas, moi j’ai bien vu que pour la France, il n’y a pas de différence entre un Arabe du Moyen-Orient et nous.” Il reconnaît aussi que “la posture « jeune de quartier » coupe pas mal d’opportunités” et s’effare de la différence de perception du monde, depuis la grande ville, notamment entre ses collègues bibliothécaires et lui. Il déplore, par exemple, son inculture cinématographique qui l’exclut de nombreuses conversations. Petit, déjà, quand subsistait encore une relative mixité sociale, il s’inventait des vacances à la mer pour ne pas avoir l’air différent devant ses camarades d’école plus favorisés. Amrani s’en prend aux codes aliénants : “affirmation du quartier, montrer qu’on est quelqu’un (…) peur de se franciser aussi”… qui sous-entend si tristement la réalité sociale : “à savoir qu’on se sent un nul et qu’on est toujours suspecté de l’être dans la société hors du quartier.” Il dénonce aussi bien la “secte des footeux” obnubilés par le ballon rond au point de ne s’intéresser à rien d’autre – sans doute une fuite pour échapper à un quotidien trop vide – qu’à l’émergence, depuis une vingtaine d’années d’un islam bigot et rétrograde. Le narrateur, s’il reconnaît que des “barbus” ont permis à certains adolescents d’échapper à l’addiction et la délinquance, déplore cette manière de vivre facile d’accès et structurante mais qui coupe du monde et des autres, pousse au renfermement sur l’entre-soi et prône, quoi qu’elle en dise, l’intolérance. Cette forme dévoyée de la religion est utilisée comme une thérapie, une forme de “développement personnel”, trompeur rempart contre l’acedie qu’engendre la pauvreté économique, culturelle et émotionnelle dans des territoires abandonnés. “L’islam, c’est mon armure” confie l’un des intervenants. Amrani relate aussi sa cyclothymie vis-à-vis du pays de ses parents, le Maroc, où il fit les 400 coups (prostituées, boîtes de nuit, shit à volonté…), plus difficiles à réaliser en France sans beaucoup de moyens et avec “une tête d’Arabe”. S’envole le mythe du “mélange social du service militaire” quand le bibliothécaire raconte qu’il y retrouve avec effarement la reproduction exacte de la ségrégation sociale quand les Noirs (des Antillais) et les Arabes, tous “2ème classe” et sans qualification sont cantonnés à des taches subalternes au service des “Blancs”. C’est d’ailleurs durant sa période militaire que l’usage de la drogue “pour tuer le temps”, devient pour lui “un gros vice”. Il y apprend aussi à détester les ordres et la hiérarchie.

Même phénomène pour le travail manuel, véritable repoussoir pour ces descendants des ouvriers à la chaîne” des “trente glorieuses” : “(…) quand vous voyez depuis votre enfance votre père usé par un travail de chien, votre mère qui court les bureaux des assistantes sociales et qui se plaint toujours, on prend vite les nerfs. (…) Les parents prennent la France comme une sorte de terre d’accueil où on a toutes les chances de réussir. Ils ne comprennent pas pourquoi on ne veut pas travailler à l’usine ou dans le bâtiment. (…) “Moi, je ne peux même pas imaginer bosser une journée à l’usine, je crois que je m’enfuirais dans la première heure (…) et d’ailleurs je crois que ce n’est même pas la peine de me justifier par rapport à mon dégoût de l’usine. Je crois que c’est naturel, pour un être humain, de ne pas vouloir travailler comme un chien dans le bruit, l’odeur, et les ordres des chefs pour se taper 7 000 balles par mois alors que les patrons se font des millions de bénef… Je ne veux pas dévaloriser les ouvriers, mais ce n’est vraiment pas digne (en tout cas pour moi) de travailler comme un dingue.” Amrani juge encore plus sévèrement ses contemporains : “De nos jours, y a une grosse mentalité individualiste qui existe dans la tête des mecs qui ont réussi ou qui ont réussi à se caser en usine et je trouve ça dramatique… L’idée maintenant, c’est : « Prends ce que tu peux et pense à rien d’autre… » Quant au rapport amoureux, il l’évoque comme un “mélange explosif” de “gamins frustrés qui veulent à la fois respecter les traditions, passer outre, vivre une vie d’ados comme les autres sans en avoir les moyens”…

Le sévère constat de ce livre n’est pourtant pas nouveau. Les quartiers pauvres jouent depuis longtemps le rôle d’épouvantails vis-à-vis des classes dominantes qui se réconfortent en imaginant définitive leur impopularité et en culpabilisant leurs habitants. Ainsi, sous Napoléon III, le préfet Haussmann pose déjà ce regard sur les banlieues : “Elles forment une ceinture compacte de faubourgs construits au hasard, couverts d’un réseau inextricable de voies publiques étroites et tortueuses, de ruelles et d’impasses où s’accumulent, avec une rapidité prodigieuse, des populations nomades sans lien réel avec le sol et sans surveillance efficace. (…) Ce n’est plus le nom de Paris mais celui de Babel qu’il faudrait donner à un pareil assemblage.” Heureusement l’espoir brille encore grâce à Amrani, qui conclut dans l’un de ses derniers mails : “Je crois qu’on dit « croquer la vie à pleines dents, non ? » Eh bien, moi je veux tout d’un coup et je me casse parfois les dents ou alors, je mords le fruit défendu socialement, je sais pas…” On lui souhaite, comme à ses semblables qui sont aussi les nôtres, des kilos de vie légitimement réussie à croquer...