« Insomniaques ou plongés dans un sommeil profond, ils se tenaient entre deux portes, entre deux seuils, entre deux gares avec leurs bagages et leurs fantômes. Souvent taciturnes, ils ne faisaient pas beaucoup de bruit, se plaignaient rarement et ne savaient pas vouvoyer les autres. Ils avaient connu l’humiliation, les maladies, ils avaient dû cacher, essuyer leurs larmes, ravaler leur colère. Ils avaient laissé leurs femmes et leurs gamins de l’autre côté de la mer.
Il évoquerait les bordels, l’abattage, les hôtels borgnes, les gargotes, la poste d’où chaque mois le mandat était expédié vers la famille. Il parlerait de la radio écoutée en silence et des chansons qui nouent la gorge. Il y avait du bon et du mauvais dans leur vie. Il aurait le courage, l’honnêteté de dire que tout n’était pas sombre, qu’ils pouvaient, malgré les injustices, manger à leur faim, se soigner, apprendre un métier, bénéficier de la retraite, venir en aide à leurs proches. »
Le romancier trace, dans ce petit récit plein d’humour et d’humanité, le portrait de Bonbon, Bartolo et Zalamite, trois chibanis, ces vieux Maghrébins aujourd’hui retraités qui ont construit, au sens matériel du terme, la France de l’après-guerre. Ces sans-domiciles-personnels réchauffent leurs solitudes au « Foyer de l’Espérance » près de la Gare du Nord, à deux pas de la Goutte-d’Or où ils peuvent rejoindre leurs clones, coiffés de ces étonnants calots en faux astrakan, qui passent le temps assis sur les bancs de la capitale. Parfois l’été, ils jouent aux dés ou aux échecs sur le trottoir, se réfugiant dans les troquets à la mauvaise saison.
Avec eux, il y a aussi Bakary, le sorcier de pacotille qui cultive son look à la Manu Dibango et la fidélité des riches clientes crédules et Zaza, la serveuse de « la Chope verte », le QG des trois amis. Une ode gracieuse et pertinente à d’anciens soldats de l’ombre et du quotidien qu’il ne faut pas manquer de lire d’un trait.