“Dans chaque village, on connaît le facteur,
C’est un personnage qu’on porte dans son cœur
Recevoir une lettre vous met en émoi
Chacun s’dit peut-être y en a une pour moi !
(…)
Tiens voilà le facteur !
Son p’tit air affranchi
Comme ses lettres et ses colis” chantait Bourvil dans les années 1960.
Un demi-siècle plus tard, Philippe Dorge, le directeur général adjoint des services courrier-colis de la Poste, décrit les échanges épistolaires comme “un usage qui disparaît” avec à peine “trois ou quatre timbres rouges (courrier prioritaire ndlr) par ménage par an”, du fait, notamment, de la “révolution Internet” qui a fortement modifié les échanges à distance. La Poste choisit donc de supprimer le petit carré dentelé apparu en France sous Napoléon III et longtemps ajusté, d’un preste coup de langue, sur le coin droit de l’enveloppe avant que ne surgisse la formule plus hygiénique de l’autocollant. Le timbre rouge frappé du profil de la Marianne républicaine est remplacé par un “courrier hybride” dématérialisé, plus cher et à l’usage absurde puisqu’on peine à saisir la différence avec le mail.
Quid des usagers n’ayant pas ou peu accès à Internet et qui, au lieu de coller un timbre, devront désormais se déplacer dans une agence postale… dans les zones où il en subsiste ?Les philatélistes pourront continuer d’envoyer des courriers estampillés de vignettes aux illustrations multiples mais seulement pour la “lettre verte”, plus lente avec ses trois jours de délais. Et comment ne pas imaginer que celle-ci, dans cette nouvelle logique gestionnaire, ne finisse par bientôt disparaître à son tour ?
Une grande partie des usagers français s’émeut jusqu’à Guillaume Tabard, du “Figaro”, qui s’alarme de “la mort du timbre (…) un geste basique de la vie quotidienne et plus encore, de la vie relationnelle.” Le journaliste insiste : “Dans une société en perte de liens, c’est un chaînon de plus qui disparaît (…) parce que c’est un service public qui décide de rendre encore moins service au public.” De son côté, Philippe Dorge argue d’une amélioration du bilan carbone par la suppression de liaisons aériennes et de trajets routiers. On comprend bien qu’il s’agit surtout de l’une de ces fameuses “réorganisations d’entreprise” propres à “faire des économies”, systématiquement présentées comme moyen de simplification, modernisation, amélioration… et en fait, à travers le numérique, destinées à “réduire les coûts” sur le dos des salariés. Les facteurs ont bien compris que cette réorganisation entraînera aussi une remise en cause de leur tournée quotidienne malgré les dénégations actuelles de la direction.
La dégradation de cette branche du service public, Nicolas Jounin (*) l’annonçait dans son essai paru en 2021, au titre facétieux malgré la gravité du propos. Le sociologue a procédé à une enquête en immersion, dans le monde des facteurs, cette fois. Il y décrit, à travers des témoignages éclairants de ses “collègues” – plus de concours national à passer, on entre à la Poste par contrat - les nouveaux modes managériaux copiés du privé de l’ancienne Administration des Postes et Télécommunications, devenue, en 1990, Orange et le groupe La Poste, société anonyme détenue par la Caisse des Dépôts et Consignations. Recours abusif aux contrats précaires, conditions de travail défectueuses avec un manque de matériel – smartphone fourni aux seuls embauchés en CDI – et de formation, marchandisation de services jadis gratuits, taylorisation. Celle-ci se traduit par une surveillance accrue des supérieurs rebaptisés “organisateurs de tournées” poussés à accélérer continuellement le rythme du travail – l’obsession de la productivité – calculée à coups de tableaux Excel. Et cela parfois au détriment du code de la route et de la sécurité des préposés. Ainsi les facteurs voient leurs dépassements d’horaires non en heures supplémentaires mais en “dette de temps” baptisée “restitution individuelle”, signe de leur manque de rapidité. Le chercheur dénonce cette course à la performance comme un “étouffoir à contestation” par la culpabilisation du salarié qui en découle.
La Poste ne licencie pas ou peu mais remplace tous les anciens fonctionnaires par des contrats précaires, en effectifs de plus en plus maigres : les facteurs sont passés de 100 000 en 2005 à 65 000 aujourd’hui.
Jounin souligne également le décalage entre les affirmations de la direction au sujet d’une baisse de production constante et la paradoxale multiplication des réclamations : près d’un million par an ! Il s’effare de la transformation en service payant de la visite aux personnes âgées isolées – prestation baptisée “Veiller sur mes parents” – qui s’effectuait gratuitement autrefois à travers la tournée quotidienne du facteur comme le chantait encore Bourvil :
“Et lorsque vous restez quelques jours sans courrier
Chez vous quand même il vient
Pour vous dire aujourd’hui, y’a rien !”
Une enquête passionnante et significative du basculement de l’administration publique vers les lois de l’entreprise privée, au détriment du salarié et de l’usager.
(*) Voir dans cette rubrique la notice sur son précédent ouvrage, “Chantier interdit au public” sur le monde du bâtiment et de ses mauvaises pratiques en matière d’embauche.