Mossoul, Bagdad, Raka, Bassora, le désert syrien, les Yézidis, Jérusalem ou Damas, autant de noms qui aujourd’hui évoquent surtout guerres sans fin et terrorisme. Quand Gertrude Bell sillonnait ces territoires, entre la fin du XIXème siècle et les années 1920, le Moyen-Orient constituait déjà une zone aux brûlants enjeux de pouvoir, notamment entre les puissances européennes. Britannique de la pointe de son stick jusqu’aux voiles cache-poussière indispensables aux voyages à dos de chameau dans le désert, cette fille de grands bourgeois métallurgistes enrichis par la révolution industrielle mène toutes ses activités outre-Manche au service de l’Empire. Avec les statuts d’archéologue amateur et exploratrice dans un premier temps, puis pour le Foreign Office.
A l’instar de son alter ego Thomas Edward Lawrence, avec qui elle sympathise immédiatement, cette grande sentimentale mais éternelle célibataire, incapable de trouver sa place au sein de sa propre société, fuit l’Angleterre dès ses études à Oxford terminées pour tenter de noyer son inguérissable spleen dans l’aventure et le voyage. Comme Lawrence, elle manifeste une curiosité intellectuelle et humaine pour les pays qu’elle traverse, s’initiant aux langues et aux mœurs locales. Comme lui, elle rêve d’un Bureau Arabe canalisant la révolte des peuples bédouins contre la Porte qui aurait permis de défaire le maillage ottoman qui bridait l’influence anglaise dans cette partie de la planète... Comme lui enfin, elle meurt d’une manière mystérieuse et jamais éclaircie, déçue de ne pas parvenir à influer le cours de l’Histoire. Mais l’Histoire, justement, celle jusqu’ici écrite essentiellement par des hommes, garde le seul souvenir, magnifié par le film de David Lean, de “Lawrence d’Arabie”. Méchant mais juste retour de choses pour celle qui ne soutenait pas les Suffragettes, par mépris de classe peut-être…
Pas de Gertrude d’Arabie donc, malgré sa fine silhouette de « globe-trotteuse » pourtant photogénique, élégante en tous lieux et toujours munie de son appareil photo destiné à « kodaker » tout ce qui la fascinait lors de ses périples. Miss Bell commença par arpenter le continent indien, vécut un temps à Jérusalem avant de devenir, selon le nom que lui donnèrent les Irakiens, la “Kathun” – une dame de la cour au service de l’Etat – entre Damas et Bagdad. L’intrépide y prend goût aux longs bains après d’éprouvantes journées de chevauchées, aux repas sous la tente avec les indigènes, manifeste un mépris certain pour les femmes d’expatriés qu’elle trouve futiles. Ses jugements, souvent abrupts, sont parfois visionnaires quand elle écrit, par exemple : “Appuyez sur un bouton à Kaboul, le choc électrique sera ressenti jusqu’à Damas” ou anticipe sur l’inextricable conflit Israël/Palestine, déjà en gestation : “(…) entièrement impropre aux buts que les juifs ont en vue; c’est un pays pauvre et un développement de grande envergure est impossible et où les deux tiers de la population sont des Arabes musulmans qui regardent les juifs avec mépris. Cela m’apparaît comme un schéma artificiel (…)”. Mais elle ne s’intéresse pas qu’à la politique et ne manque jamais de connivence. Au sujet de la forteresse d’Al-Ukhaidir : “Les Arabes passent pieds nus le long des corridors, se réunissent autour des foyers allumés sur le sol même du trône, vivent et meurent parmi ces vestiges d’une grande civilisation raffinée – la leur, mais depuis longtemps oubliée d’eux.” Cette biographie alerte et bien illustrée s’appuie notamment sur la volumineuse correspondance de son héroïne, émule de madame de Sévigné comme nombre de ses contemporains. Le livre a reçu cette année le prix des Femmes de lettres Simone Veil.