À lire : Il est cinq heures, Paris s'éveille, Anna Livart

Il est cinq heures, Paris s'éveille, Anna Livart

Catégorie : Sociologie Éditeur : L'Opportun ISBN : 9782360754229 Posté le par Liesel

Il est cinq heures, Paris s'éveille, Anna Livart


“Mémoires de balayeuse” est le sous-titre de ce témoignage d’une jeune femme d’origine néerlandaise qui, par goût de l’expérience insolite et parce qu’elle souhaitait “quitter la zone de confort, aller du côté des parias”… passe le concours d’éboueur de la Mairie de Paris. Avec la capitale française qu’elle décrit comme “une ville d’apparence, d’extérieur où l’on doit courir avec les autres et se battre pour soi-même”, cette aventurière du bitume entretient des rapports contrastés. Pourtant, lors de son expérience au fil des trottoirs de rues encombrées et sales qu’il faut inlassablement désencombrer et récurer sous l’œil suspicieux des passants toujours prêts à imaginer que leurs impôts servent “à payer grassement ces fonctionnaires paresseux”, Anna Livart observe Paris d’un œil neuf et attentif.

Ceinte de son uniforme vert à gilet jaune fluo et munie du sacro-saint balai, l’instrument phare du nettoyeur, elle retrace en détail le quotidien d’aujourd’hui des artères de la grande cité : “(…) les automobilistes qui cherchent en vain à se garer, les nounous blacks qui traînent des poussettes avec trois petits Blancs, les vélibistes qui rapprochent leurs cartes du voyant lumineux du point d’attache et retire un vélo, les jeunes qui semblent plongés dans leurs portables (…), les balayeurs qui poussent leur roule-sac, les gardiens d’immeubles qui sortent les poubelles, les sportifs qui courent dans le parc ou qui sautent collectivement à la corde sous les encouragements d’un coach (…) les chiens qui crottent contre un tronc et qui ensuite grattent le béton instinctivement avec une patte arrière, les fumeurs qui s’amassent autour du brasero devant le café (…) les glaneurs qui fouillent dans les poubelles (…) les adultes qui vont à trottinette au travail (…) les grands Blacks vêtus de ponchos blanc à capuches qui portent des porcs sur l’épaule et entrent chez le boucher, les non-fumeurs qui vapotent, les facteurs qui poussent leur chariot de courrier, les Roms qui s’agenouillent, le visage à même le sol dans l’espoir de récolter quelques centimes (…) les SDF qui s’installent dans l’abri d’Autolib’, les MM. Ibrahim qui surveillent les fruits et légumes exposés dans leurs magasins (…).”   

On apprend aussi, à travers ces pages, que la Propreté municipale embauche des femmes depuis 2002, avec, désormais, un effectif d’environ deux cents employées. Que quand une femme court derrière la benne, elle doit toujours être assistée par un homme, question de muscles insuffisants ou pour la protéger d’automobilistes impatients ?… Plusieurs mois durant, on enseigne aux lauréats du concours, à l’école de la Propreté, les bases du métier : ramasser les poubelles, enlever les objets encombrants, déblayer les marchés, balayer et laver les trottoirs. Pour décrocher ce sésame, il est nécessaire d’être âgé(e) de moins de 45 ans, de nationalité française ou européenne, sans casier judiciaire, prêt(e) à travailler en horaires décalés, le week-end et par tous les temps pour 1400 euros mensuels net. Pas vraiment une sinécure malgré les rumeurs colportées depuis des années et qui poussent pourtant nombre de passants à interroger la balayeuse sur “son job de rêve”… nom qu’elle donne avec humour à un titre de chapitre.

A travers la galerie de portraits de ce petit peuple de travailleurs-nettoyeurs, apparaît en creux l’évolution de la société française : il y a les “anciens” comme Djarra le vieux Malien, de la génération de tous ces Africains et Maghrébins qui assurèrent la propreté des villes françaises quand les indigènes s’y refusaient, l’époque où l’on devait confectionner soi-même son balai avec des vraies branches d’arbre et où les douches n’existaient pas dans les vestiaires (!), apparues de haute lutte, en 1983, après une grève. Ou Denis, le Limousin nostalgique, qui juge que “la profession a changé, avant, vous pouviez rester facilement une demi-heure au café, vous cachiez le balai sous une voiture garée et vous preniez le temps, personne n’en faisait une histoire. Aujourd’hui, si le chef vous surprend, il le note de suite dans votre dossier et cela vous coûte un jour de salaire.” La narratrice révèle qu’un certain nombre d’employés, trop impécunieux pour se loger à Paris, le sont à l’hôtel par la Mairie. D’autres, pour faire face à ce métier physiquement épuisant et répétitif, compensent par l’absorption quotidienne de rations d’alcool un peu trop lourdes ou par un joint fumé discrètement dans une cabine téléphonique à l’abandon, tel Izîd, l’ex-clochard. Sans compter tous ceux qui pratiquent “la biffe”, le ramassage pourtant interdit des objets abandonnés pour les revendre ensuite mais qui, assure un collègue à l'écrivaine-balayeuse, “peut te payer un mois d’essence”. D’autres, comme Mirko, l’adepte des jeux de hasard, préfèrent rêver qu’ils sont enfin millionnaires grâce aux petits coupons à gratter, chassant les détritus devant eux comme pour repousser la malchance. Des vies aux frontières de la précarité et de la désespérance, malgré un emploi assuré, pour tracer, encore une fois, un portrait de la France contemporaine “d’en bas”, celle dont on parle trop peu, pourtant cheville ouvrière de la société.