À lire : La comtesse Greffuhle, l’ombre de Guermantes, Laure Hillerin

La comtesse Greffuhle, l’ombre de Guermantes, Laure Hillerin

Catégorie : Biographie Éditeur : Flammarion ISBN : 9782081290549 Posté le par Liesel

La comtesse Greffuhle, l’ombre de Guermantes, Laure Hillerin


Le “petit Marcel” aurait sans doute été fort déçu d’apprendre que sa principale inspiratrice pour le personnage de la duchesse de Guermantes, Elisabeth de Caraman-Chimay devenue comtesse Greffuhle par son mariage, celle qu’il était parvenu à rencontrer par l’entremise de son cousin Robert de Montesquiou, le poète dandy aux hortensias, n’avait pas même découpé les pages des livres dédicacés qu’il ne manquait pas de lui faire porter à chaque parution. “Je m’embarrasse les pieds dans ses phrases” aurait moqué la perfide. Cocteau vengea le romancier en répliquant à son tour : “Fabre a écrit un livre sur les insectes mais il n’a pas demandé aux insectes de les lire !” Elisabeth Greffulhe n’a non plus jamais cédé aux multiples demandes de Proust qui souhaitait d’elle une photographie, faveur qu’elle accorda pourtant à d’autres admirateurs. Savait-elle que le jeune empressé se rendait parfois à l’Opéra dans le seul espoir de la voir gravir l’escalier de marbre de son pas altier et gracieux ?

L’historienne Laure Hillerin, qui a travaillé sur les 209 cartons d’archives privées de celle dont elle retrace la vie en chapitres thématiques – la jeune aristocrate belge, l’épouse bafouée, l’ambassadrice de la culture française, la promotrice des arts, l’irréprochable élégante –  et les 63 du fonds comte Greffuhle, croit reconnaître dans ces lignes de Proust, l’exacte portrait d’Elisabeth : “Elle est femme et rêve, et bête énergique et délicate, paon aux ailes de neige, épervier aux yeux de pierre précieuse, elle donne avec l’idée du fabuleux le frisson de la beauté.” Si la comtesse Greffuhle est passée, sans s’en rendre compte, à côté d’une des plus précieuses plumes de la littérature française, elle s’est investi pourtant sa vie durant en faveur des créateurs en tous genres – musiciens, danseurs, scientifiques – qu’elle tenta, avec une inépuisable énergie, de pousser sur le devant de la scène malgré son manque de moyens financiers. Car son titre et la fortune de sa belle-famille ne lui permirent guère, comme nombre de ses contemporaines, de disposer d’une cassette personnelle à sa guise. Mariée en 1878 à un homme médiocre en tous points, archétype des grands viveurs de l’époque d’avant l’impôt sur le revenu : Henry Greffuhle, “l’aristocrate sans particule” comme osera le rebaptiser le “petit Marcel”, Elisabeth de Caraman-Chimay sera, jusqu’à son veuvage en 1932, bridée par un mari aussi jaloux que borné dans ses préjugés machistes. “Ne lisez rien, aimez-moi, c’est le plus beau roman” écrivait-il à Elisabeth au début de leur vie conjugale, décontenancé qu’il était de voir sa jeune épouse s’enfermer trop souvent à son goût dans la bibliothèque de leur château de Bois-Boudrant, en Seine-et-Marne. A la lecture, Henri préférait la chasse… à courre et surtout aux jupons. Car le comte cocufia tant et plus son épouse, exigeant d’elle, bien sûr, à l’inverse, une parfaite fidélité. Quand, suite à ses frasques, il sentait Elisabeth au bord du divorce, voire du suicide, il la bombardait de lettres parsemées d’assertions comme : “Je suis une pauvre machine dont vous êtes le grand ressort. Restez, mon Amour.” L’œil perspicace de Proust le décrivit ainsi à travers monsieur de Guermantes : “(…) en lui, elle avait senti toujours un de ces caractères de fer, indifférent aux caprices qu’elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent (…) souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu’elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages.” Un mariage de convenance, comme tant d’autres à cette époque et dans ces milieux, apportant l’Enfer d’une vie non choisie aux deux partenaires mais plus particulièrement à la femme. A l’instar d’une grande partie de la société d’alors, Henry était convaincu que “la femme la plus estimable est celle dont ont parle le moins et la plus parfaite, celle dont on ne parle pas du tout.” Ici, Elisabeth parviendra tout de même à échapper au contrôle de son tortionnaire, comme elle l’annonce dans une lettre à sa mère : “Ayant un mari qui me lâche, j’en prends mon parti gaiement.”

Quarante années durant, cette amoureuse blessée recevra dans son célèbre salon de la rue d’Astorg tout ce que Paris comptait comme gens de qualité. D’Henri de Régnier à Paul Valéry pour le monde des lettres en passant par Irène Jolliot-Curie ou Maurice de Broglie pour celui des sciences, les capitaines d’industrie Renault et Blériot pour les milieux de l’entreprise, au registre des souverains, le shah de Perse, les grands ducs de Russie, le bey de Tunis ou le négus éthiopien Haïlé Sélassié, chacun se ravissait d’obtenir une invitation de l’attentive comtesse à la garde-robe somptueuse commentée dans la presse. Mais ce ne sont pas seulement ses robes de chez Worth qui inspirèrent les journalistes; la droite lui reprocha son soutien au parti des Dreyfusards, “la Libre Parole”, la revue antisémite d’Edouard Drumont, sa proximité avec des musiciens juifs, Léon Daudet l’accusa de pacifisme quand, en 1915, elle reçut le radical Joseph Caillaux qui souhaitait interrompre la boucherie qu’était devenue la guerre de tranchées… Durant la Seconde guerre mondiale Elisabeth n’aura plus la même justesse de vue et, influencée par son milieu terrorisé par le bolchévisme de la révolution russe et l’expérience du Front Populaire, la vieille dame penchera en faveur du maréchal Pétain. Amie de tous les arts, elle aide Maeterlinck à monter son “Pelléas et Mélisande”, Fauré lui dédie sa “Pavane à une infante défunte” et tient les grandes orgues de la Madeleine pour le mariage d’Elaine, la fille unique d’Elisabeth. Passionnée de danse, cette infatigable se démène pour faciliter les représentations parisiennes des Ballets russes de Diaghilev et lance Isadora Duncan qu’elle invite à se produire rue d’Astorg. Edouard Branly, le savant, reçoit ses encouragements à continuer ses recherches qu’elle lui propose de présenter lors de démonstrations à Bois-Boudrand. Croquée par Helleu en incarnation de la femme de la Belle Epoque avec ses chignons hauts surmontant des cols tuyautés de dentelle, Elisabeth ne dédaigne pas elle-même troquer ses falbalas contre une blouse de peintre lorsqu’elle part en villégiature dans sa villa de Dieppe, au bord de la falaise. Femme de son temps, la comtesse cède à la mode spirite et fait tourner les tables avec d’autres illuminés du moment.

Trop tenue par son milieu et son éducation pour assumer le titre de “féministe”, Elisabeth s’essaie tout de même à rédiger une étude jamais publiée sur “le Droit à donner aux femmes” où, sans doute fortement marquée par sa propre expérience, elle dénonce la tyrannie du mariage et s’attaque aux sujets brûlants de l’adultère… et de l’avortement ! En 1909, grâce aux fonds récoltés par un gala Caruso, elle finance l’ouverture d’une “école ménagère pour les filles du peuple” rue de Charonne. L’involontaire héroïne de Proust aurait sans doute préféré les lignes d’André de Fouquières, chroniqueur mondain, qui la décrit ainsi au crépuscule de sa vie : “Pour peu qu’on la persuade que sa présence a chance d’être utile à un artiste, elle bravera la fatigue d’un vernissage et on verra cette grande dame qui a gardé sa haute allure, venir dans sa robe de drap gris, un voile sur les cheveux, une guimpe au cou, une rose au corsage, des gants de suède couleur crème aux mains. Le seul fait qu’on puisse dire que la comtesse Greffulhe est venue sera la consécration d’un talent.” Cette biographie fouillée montre combien les femmes de la bonne société d’avant le milieu du XXème siècle, malgré leur aisance sociale et financière, se voyaient offrir peu de possibilités d’épanouissement, aussi étranglées par leurs corsets que par les règles anesthésiantes du grand monde. Toutefois, Elisabeth Greffuhle s’émancipa à sa manière : “La vie, c’est un citron; il faut presser ce qu’il y a dedans et laisser le reste”, écrivit-elle.