À lire : La double vie de la duchesse Colonna, Guislain de Diesbach

La double vie de la duchesse Colonna, Guislain de Diesbach

Catégorie : Biographie Éditeur : Ed. de Penthes ISBN : 9782940531110 Posté le par Liesel Exposition du 9 mars au 4 juin 2016

La double vie de la duchesse Colonna, Guislain de Diesbach


Peu nombreux, sans doute, sont ceux qui, descendant le grand escalier de marbre blanc de l’Opéra Garnier à Paris, s’interrogent sur l’identité de l’auteure de la Pythie trônant dans la grotte qui mène à l’ancienne rotonde des abonnés, en entresol. Sombre et un peu inquiétante est cette statue, autant par sa couleur que par l’expression tourmentée de son visage aux traits lourds, surmonté d’une étonnante chevelure “afro” que ne renierait pas Angela Davis. Les très conservateurs amateurs d’art du Second Empire ne s’y trompèrent pas puisque, présentée au Salon de 1869, l’œuvre fut jugée trop exotique et ne recueillit aucun prix. Seul l’architecte Charles Garnier s’en enticha pour son projet d’opéra ainsi que le couturier Worth, qui en commanda un exemplaire destiné à sa collection privée. Quelques années plus tard, après la chute de l’empire et la fin du chantier, la sculptrice recevra du gouvernement républicain la croix de chevalier de la Légion d’honneur, à l’instar des autres contributeurs du bâtiment. Au pied du socle qui porte le bronze, se dressent des serpents dont on croit entendre les sifflements pointus. Pourtant, les reptiles n’émergent plus d’aucune eau, le bassin conçu par Garnier étant désormais vide. Cette troublante Pythie, qui, par sa mine anxieuse et volontaire à la fois, son corps sensuel, tendu, comme aux aguets, pourrait incarner le féminisme du XIXème siècle, est née des ciseaux d’une femme, Adèle d’Affry, Marcello de son nom d’artiste. C’est cette statue qui figure sur la couverture du volume de la biographie de Guislain de Diesbach, rééditée par les éditions de Penthes à l’occasion de l’exposition “Marcello, femme artiste entre cour et bohème” qui s’installe, pour le printemps 2016, au musée des Suisses dans le monde à Pregny-Chambésy après avoir séjourné, l’an passé, entre les murs du château de Compiègne, en France.

Qui, aujourd’hui, connaît les remarquables bustes-portraits de Thiers, Elisabeth d’Autriche, l’impératrice Eugénie ou Delacroix, sortis de l’atelier d’Adèle d’Affry ? Ou encore sa puissante Gorgone ou son émouvante Bacchante fatiguée ? Comme nombre de ses prédécessrices et contemporaines, l’artiste se voit injustement oubliée du fait de son seul sexe, malgré son pseudonyme masculin qui fut rapidement éventé. Son talent, pourtant comparable à celui de Clésinger ou Carpeaux, son professeur pour le premier, son ami pour le second, reste dans l’ombre. Jusqu’à son biographe qui, aujourd’hui encore, la juge avec un soupçon de sexisme lorsqu’il écrit qu’elle veut “séduire en femme et régner en homme”.

Personnalité riche en contrastes, Adèle représente l’archétype de la créatrice de son époque, proche d’une Marie Bashkirtseff, déchirée entre ses aspirations artistiques et sa volonté de mener une existence conforme à son rang. Née dans une famille aristocratique suisse en 1836, près de Fribourg, puis devenue l’épouse et très vite, la veuve d’un duc italien, la duchesse Colonna erre sa vie durant d’une ville à l’autre au gré des invitations, empêchée par des problèmes d’argent dus à son statut de femme seule. Se baptisant, dans ses lettres à sa mère, “princesse-sans-le-sou”, elle se plaint de ne pouvoir s’offrir les services d’une femme de chambre ou d’un coiffeur et se ruine pour parader dans une garde-robe convenable aux “séries” impériales de Compiègne et Fontainebleau. Beaucoup de silhouettes masculines figurent autour d’Adèle pourtant, mais fugaces pour la plupart : un père disparu durant sa petite enfance, un mari qui trépasse après quelques mois de mariage, un amant, le peintre Henri Regnault, qui finalement la quitte sous prétexte d’en épouser une autre… Sans compter une impressionnante liste de soupirants qui va de Charles Gounod à Prosper Mérimée en passant par Alexandre Dumas fils et quelques grands noms de l’aristocratie européenne que l’habile et peut-être froide Adèle utilise comme sigisbées, l’indispensable “laissez-passer” pour une célibataire du grand monde qui souhaite voyager dans une société dominée par les hommes. Mais tous se voient renvoyés avec un élégant dédain lorsqu’ils tentent un rapprochement plus intime. L’empereur des coureurs de jupons, Napoléon III lui-même, s’y cassera les dents, échouant à séduire la belle Suisse.

            Les idées d’Adèle et ses opinions politiques sont elles aussi multiples, voire contradictoires. Quelle différence entre l’humaniste qui, marquée par sa propre destinée, porte un regard empathique et transversal sur la société humaine quand elle écrit au comte Apponyi : “C’est un sentiment que vous ne comprendrez pas parce que vous êtes aristocrate, que ce plaisir tout plébéien du gain, d’une sorte de salaire reçu pour le travail de ses mains et de sa pensée. Je rentre par-là dans la destinée commune, dans l’ordre social primitif et c’est une sorte de fraternité avec un monde que nous nous plaisons à regarder comme inférieur parce que nous le voyons de haut, de loin surtout. Que le terrain s’aplanisse et on verra que la végétation est la même et qu’il n’y a de vraie différence entre les hommes que la culture morale et le génie, chose divine !”… mais quelques années plus tard, réfugiée à Genève tandis que Paris s’embrase pendant la Commune, la comtesse Colonna conseille à son bon ami Thiers la plus grande sévérité pour les “rebelles” qu’elle traite de “scélérats” : “Agissez avec la même force que Cromwell ou Sylla; l’impunité nous perdrait encore. (…) Il est de toute nécessité que vous fassiez preuve d’énergie vis-à-vis des factieux criminels qui ont tenté de perdre le pays. Aucun crime ne dépasse les leurs. Si on ne les condamne pas, votre république ne durera pas parce qu’elle n’inspirera pas confiance aux gens d’ordre de la nation et ils iront ailleurs chercher des garanties de sécurité. On ne s’attache qu’à la force.” D’Adèle d’Affry, retenons surtout les sculptures au modelé si vivant, l’épistolière pleine d’humour qui taquine ainsi son effarouchable mère (“Ces jours-ci, j’ai fait un enfant. Rassurez-vous, en terre glaise. Il a réussi”), l’ambitieuse créatrice dont le feu sacré brûla jusqu’à la fin. “Je veux mourir les armes à la main” affirmait-elle. C’est ce qu’elle fit le 17 juillet 1879 dans le palais de Quisisana à Castellamarre, sur la côte italienne, vaincue par la tuberculose mais la tête toujours pleine de projets artistiques…