À lire : La fantaisie des dieux, Rwanda 1994, Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry

La fantaisie des dieux, Rwanda 1994, Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry

Catégorie : Histoire Éditeur : Les Arènes ISBN : 9782352043201 Posté le par Liesel

La fantaisie des dieux, Rwanda 1994, Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry


Bleu azur et vert tendre, ces tons pastels des planches, comme l’illustration tranquille de la couverture, tranchent avec la rudesse, dans tous les sens du terme, du propos de cet album. Une bande dessinée pour traiter de l’implication de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda vingt ans après les faits, c’est la démarche originale réalisée ici par Patrick de Saint-Exupéry associé à l’illustrateur Hippolyte.

L’ancien grand reporter du Figaro, devenu éditeur et essayiste, y raconte comment, en mai 1994, il part avec trois autres journalistes français depuis un camp de réfugiés rwandais en Tanzanie, pour le désormais tristement célèbre “pays des mille collines”, couvrir ce qu’ils croient être une guerre “classique”. Le quatuor y découvre des paysages grandioses plombés par le silence terrible des milliers de victimes tutsies qui gisent un peu partout ou sont déjà entassées par monceaux dans des fosses, coupées à la machette, écrasées à coups de gourdins, plus rarement assassinées par armes à feu ou à la grenade. Et ils y écoutent avec effarement les bourreaux prolixes, leurs armes encore sanglantes à la main – on est au cœur du génocide démarré le 6 avril – commenter leurs crimes avec “sérénité” puisqu’ils réalisent là le plan d’action anticipé de longue date – plusieurs massacres “préparatoires” ont déjà eu lieu dans les années 1960 – et lancé par le gouvernement hutu en place.

Une forme de “devoir national”, en sorte, que la chasse aux Tutsis. La plupart des tueurs sont dopés par la bière, le chanvre et les encouragements aussi festifs que morbides à “poursuivre le travail” de la très prisée radio “Mille collines”. C’est à des “anecdotes” telle que celle du serveur du restaurant du bord d’un lac qui s’excuse tranquillement auprès des journalistes de ne pouvoir leur servir de poisson “parce qu’on a tué tous les pêcheurs”, qu’apparaît la “folie raisonnée” du génocide.

Mais le plus terrible sans doute, pour des lecteurs français, c’est la suite du récit de Saint-Exupéry. Revenu fin juin 1994, l’envoyé du Figaro escorte cette fois les troupes que François Mitterrand envoie soudain en “mission humanitaire” au Rwanda, baptisée opération Turquoise. Le journaliste constate avec horreur, à l’instar du colonel Jean-Rémy Duval alias “Diego”, commandant du détachement français, que les génocideurs accueillent les militaires français en amis, des amis qui, pensent-ils, vont les aider à poursuivre leur ignoble besogne... Saint-Exupéry assiste aussi à une scène troublante : un gendarme du GIGN, vêtu d’une vareuse de l’armée rwandaise, s’effondre au moment où il comprend qu’il a entraîné, l’année précédente, la garde présidentielle du président Habyarimana, celle qui maintenant massacre aux côtés de la population hutue embrigadée en milices, tous les Tutsis et les Hutus opposants.

Et le récit dessiné de la tragédie de Bisesero, cette colline où des Tutsis armés de pierres et de bâtons tentent de résister à leurs bourreaux lourdement armés et implorent, en vain, les troupes françaises de rester sur place pour les protéger, est particulièrement cruel. L’index sous forme de petites vignettes dessine l’organigramme de cette tragédie africaine sur fond de politique secrète française post-coloniale,  plus connue sous le nom de “Françafrique”. On y retrouve, aux côtés des personnalités rwandaises, Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, Nicolas Sarkozy, porte-parole du gouvernement Balladur, l’amiral Lanxade, chef d’Etat major des armées, le capitaine de frégate Marin Gillier qui dirigeait des hommes du GIGN et des éléments du 13ème régiment de Dragons Parachutistes durant l’opération Turquoise. Et bien sûr, à la tête de tous, François Mitterrand, le président de la République, ami de feu le président rwandais, Juvénal Habyarimana et de son épouse Agathe, ces dirigeants qui ont monté les Hutus contre les Tutsis durant des années de propagande et de politique ségrégationniste. François Mitterrand dont figure la phrase, recueillie par Saint-Exupéry, qu’il prononça en 1994 au sujet des événements rwandais : “Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important…”

Plus de 800 000 personnes assassinées en trois mois, soit 8000 morts par jour, comme le souligne l’auteur de cet album qui rappelle en images des faits à ne jamais oublier. On peut espérer, pour l’honneur de la France et de l’humanité toute entière, que la poignée de responsables français influents qui ont soutenu le parti des génocidaires devront un jour éclairer leurs contemporains et l’histoire sur la nature exacte de leurs motivations, de leurs agissements et en rendre compte…