“La forme la plus exaltante de la révolte contre l’incohérence de l’univers”, telle est la séduisante définition de la science par l’un de ses plus grands serviteurs, le généticien français François Jacob, disparu le 21 avril dernier. Endossant ici avec talent le rôle de mémorialiste, le scientifique parvient, d’une plume allègre et convaincante, à faire partager son incessante curiosité intellectuelle : “(…) je me trouvais à l’aise dans ce monde de rêve et de doute.” Un monde où l’on joue sans fin “à échafauder un fragment d’univers que vient brutalement corriger l’expérience.” Un monde où l’on tente, par des manipulations aussi savantes que hardies, “de se forger une représentation toujours plus fine de ce qu’on appelle la réalité.”
Cet optimiste sans illusion eut, à l’âge de sept ans, un jour de Kippour à la synagogue, la brusque révélation du doute en observant près de lui un dévot en prière. Il en sortit convaincu que le Ciel est vide et l’homme seul. Perception renforcée par les dernières paroles de son bien aimé grand-père sur son lit de trépas, qui confia au petit garçon en lui serrant fort la main : “Après la mort, il n’y a rien, tu entends, rien. Le néant. Alors l’espoir pour moi, c’est toi, toi et les enfants que tu auras.” Message compris : François Jacob sera un père attentif et comblé tout en poursuivant une carrière de biologiste, cette science de l’hérédité qui ne le fascine donc peut-être pas par hasard et le portera jusqu’au prix Nobel en 1965, partagé avec André Lwoff et Jacques Monod. Une vingtaine d’années plus tôt, le jeune médecin, empêché de poursuivre une carrière de chirurgien par ses blessures de guerre, a la chance d’entrer dans “la Mecque de la biologie”, l’institut Pasteur. A cette époque, les largesses américaines destinées à reconstruire le vieux monde participent au financement du prestigieux centre de recherche, comme à celui de nombreux autres laboratoires européens. Jacob y rencontre des sommités souvent inconnues du grand public tel celui qu’il définit plaisamment comme “Guérin, le « G » du BCG”. Travailleur forcené, il se passionne pour cette constante recherche d’une vérité, le décryptage du phénomène de la nature humaine, mais sait aussi s’improviser presque poète pour raconter son difficile ouvrage : “Je les reconnaissais de loin : les bactéries, avec leurs colonies bleu-vert ou brun, ou rose pâle, les bactériophages avec leurs plages de lyse, plus ou moins grandes, plus ou moins troubles. J’avais mes favorites, mes chouchoutes, celles que je choisissais le plus volontiers pour mes expériences.”
Clairvoyant, Jacob constate que la science est “froide, une fois admise et enseignée.” C’est pourquoi durant ses études déjà, il préférait les enseignants chercheurs à ceux qui se contentent de répéter des vérités acquises. Plus tôt, au lycée Carnot qu’il décrit comme “un univers d’abrutissement et de terreur”, le jeune homme souffrait du cloisonnement des disciplines, leur préférant mille fois la manière généreuse et drôle de transmettre de son grand-père avec qui “les Grecs s’intéressaient aux mathématiques et les héros de Shakespeare à la géographie. Avec lui, j’avais appris à replacer les personnages de roman dans leur milieu historique.” L’adolescent des années 1930 n’hésite pas à utiliser ses poings quand il se fait traiter de “sale juif” par l’un de ses condisciples dans la cour de récréation ou qu’un autre, adhérent de l’Action Française, le provoque en lui parlant de “pendre Blum”… François Jacob attribue son engagement spontané de 1940, l’année de ses vingt ans, dans les armées de de Gaulle – qu’il rebaptise “la cathédrale gothique” pour sa haute taille et sa mine hiératique – à un double héritage : le nationalisme de son grand-père et le socialisme – qu’il définit comme “un peu naïf” – de son père. Ainsi résume-t-il ses convictions d’alors : “(…) le droit de la France se confondait maintenant avec les droits de l’homme et l’amour de la patrie avec celui de la liberté”. C’est donc aux alentours de Carlton House Terrace qu’il étrenne son uniforme d’artilleur avant d’être envoyé dans un service de santé puis en Afrique, au sein des régiments de tirailleurs sénégalais du Tchad, ceux de Leclerc qui devront affronter l’Afrika Korps de Rommel. De passage à Alger, le voyageur est frappé par le climat délétère de cette « colonie » si particulière : “(…) un décor de soleil et de blancheur. Avec des couches d’histoire déposées par des peuples qui n’ont cessé de se détester et de s’aimer, de se mépriser et de se soumettre, sans vraiment parvenir à s’intégrer. Avec des rues où coulaient des flots de Musulmans et d’Européens qui se méfiaient les uns des autres mais qui tous, particulièrement les Européens, se méfiaient plus encore de l’Europe.” Il trace le portrait de ses camarades, raconte les doutes de ceux qui n’aimeraient pas avoir à affronter les troupes de Vichy, comme en Syrie, narre la fraternité naturelle du combat qui parfois isole du monde “civil”. Gravement blessé au Maroc en août 1944, Jacob est réexpédié sur sa terre natale. Le retour dans Paris libéré revêt pour le convalescent le goût amer de la solitude et de la souffrance lors d’un long séjour à l’hôpital du Val-de-Grâce, loin de ses proches dont il redoute le sort. Idéaliste, le héros qu’il est devenu s’interroge sur ce monde libre qu’il aimerait voir progresser aussi en matière de justice sociale. Mais la tête de vieux lion au regard malicieux qu’affichait le Compagnon de la Libération et académicien au crépuscule de sa longue et utile vie prouve qu’il a su triompher de la mélancolie et des regrets inhérents à toute destinée.
La “statue intérieure” du titre, c’est la partie intime et profonde que chacun se construit, celle qui traverse, intacte, les personnages successifs incarnés durant une existence bien remplie. François Jacob avait foi en l’avenir : “J’écoute la musique des lendemains. Ma nourriture, c’est l’expectation. Ma drogue, l’espoir. Enfant, je ne supportais pas l’absence de but, et avec des riens, me fabriquais ce que j’appelais des « petites lumières » pour éclairer la journée ou la semaine qui s’annonçait.” Ce livre, témoin de la passion d’une personnalité rayonnante pour le monde et les autres, en constitue un bel exemple; petite lumière encourageante qui scintille dans le brouillard du quotidien.