À lire : Lettres à une Noire, Françoise Ega

Lettres à une Noire, Françoise Ega

Catégorie : Sociologie Éditeur : Lux ISBN : 9782895964063 Posté le par Liesel

Lettres à une Noire, Françoise Ega


“Les Antillaises, par atavisme, donnent du rendement.” Telle est la “philosophie” des bureaux de placement de domestiques en France dans les années 1950-60, constate avec une sombre ironie Françoise Ega dans ce récit. Plus loin, elle écrit encore : “Nous sommes classées par le gouvernement et la France entière comme devant avant tout être femmes de ménage, comme les Polonais sont ouvriers agricoles, les Algériens terrassiers.” Cette Martiniquaise dotée d’un diplôme de dactylographie et installée à Marseille avec son mari infirmier qu’elle a suivi dans ses affectations professionnelles, se fait employer comme femme de ménage dans des familles bourgeoises et petites-bourgeoises afin de témoigner du sort accablant de ses “compatriotes” exilées. Consciente de sa situation plus enviable, elle qui a un foyer, un mari et des enfants sur place et, malgré des moyens financiers limités, la possibilité de changer de patronne dès que celle-ci lui semble trop odieuse, Françoise Ega relate ici la triste condition des femmes antillaises en métropole, à travers un journal épistolaire. Ses lettres sont destinées à Carolina Maria de Jésus, auteure du “Dépotoir” et sorte d’alter ego brésilienne de la favela de Canindé. Dans un livre à succès paru en 1960, Carolina décrit les dures conditions d’existence des habitants à travers son propre quotidien.

Mépris de classe, racisme larvé ou affiché, salaires insuffisants, absence de sécurité sociale, logements insalubres et toujours trop étroits, le statut de celles qu’on rebaptise les “Doudous” en souvenir des mélopées créoles, ressemble fort à celui de tous les prolétaires du monde. Mais ici émerge en plus, forcément, le fantôme de l’esclavage inscrit dans l’histoire des Caraïbes depuis des siècles. Françoise Ega, plus tard surnommée Mam’Ega pour son empathie et sa bienveillance universelle – une rue porte aujourd’hui son nom à Marseille – analyse avec justesse la destinée de ses consœurs exploitées. Dans la grande cité portuaire mais aussi dans la capitale-mirage qu’est Paris et où certaines préfèrent la prostitution comme gagne-pain, autre forme d’esclavage parfois plus rémunérateur : “(…) elles continuent à affluer par pleins bateaux, les unes pour avoir des allocations familiales au même titre que les Français de France, les autres dans l’espoir d’un gain plus substantiel et le métro les happe, les usines les engloutissent. Alors elles se rongent, elles ne rient plus comme à Fort-de-France ou à Pointe-à-Pitre, elles n’en n’ont pas le temps. Parfois, elles trouvent le repos dans un sana ou beaucoup d’argent près de Clichy et voilà, c’est pas la case, pas la favela, mais le taudis et l’espoir qui ne laisse jamais les malheureux” déplore la narratrice.

Françoise Ega fait parfois preuve d’une étonnante candeur quand elle se rêve africaine “parce que l’Africaine ne se fait pas femme de ménage. Parce qu’on ne fait pas venir les femmes de ce continent, elles sont inconsciemment éprises de liberté.” Que dirait-elle aujourd’hui, soixante ans plus tard, des origines géographiques de la plupart des femmes de ménage et “nounous”, notamment en Île-de-France, en grande partie originaires du continent africain depuis la politique de regroupement familial de 1976 ? L’histoire se répète à travers la politique française, coloniale puis néo-coloniale. Candeur aussi de Françoise Ega par sa méconnaissance du Bumidom (Bureau pour le Développement des Migrations des Départements d’Outre-Mer) qu’elle appelle “Zubidom”, sans doute parce qu’il vient juste d’être mis en place en 1963 et n’a pas encore supplanté les réseaux privés et le bouche-à-oreille entre employeuses. Celles-ci, faisant souvent venir à leurs frais leurs “Doudou” en métropole, trouvaient là un moyen de pression supplémentaire sur leurs employées ainsi redevables. Barrage contre les soulèvements populaires et velléités indépendantistes mais officiellement destiné à sortir de la pauvreté et de la surpopulation les Noirs des anciennes colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion) le Bumidom prétendait mieux les intégrer à la nation française en leur fournissant travail et “européanisation” sur le continent, dans le cadre de la loi de départementalisation de 1946. Jusqu’en 1982, des centaines de milliers de Caraïbéens seront envoyés en France, les jeunes femmes formées dans des centres spécialisés puis recrutées, à leur sortie, par des femmes françaises de la bonne société. Françoise Ega est toutefois consciente de l’évolution sociale du recrutement de la domesticité, quand elle raille avec un humour qui déplaira sans doute aux Bretons : “Pourtant, Carolina, depuis que Bécassine ne descend plus de Bretagne, Doudou a pris la relève, on la trouve dans tous les coins les plus inattendus de France.”

À l’heure où l’on célèbre Joséphine Baker, femme noire, elle aussi descendante d’esclave et qui elle aussi commença sa vie comme domestique mal traitée, à l’heure où la crise pandémique semble le nouveau détonateur de l’explosion sociale aux Antilles, voilà une lecture salutaire qui ravive nos mémoires. Sur un ton vif, jamais plaintif ni sentimental mais plutôt dans le registre de l’énergie indignée, les lettres de Françoise Ega rappellent la persistance et les cicatrices du passé esclavagiste qui marque, encore aujourd’hui, tous les acteurs des départements d’outre-mer, maintenant une méfiance ancrée entre ex-colonisés et ex-colonisateurs. Une vision corroborée par l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau dans une interview publiée dans “L’Obs” du 2 décembre 2021, analyse pertinente de l’incroyable difficulté à faire participer les Antilles à la lutte contre la Covid : “En 1946, on est passé d’une situation coloniale aveugle à un syndrome de gestion paternaliste qui a laissé en place, non seulement des mécanismes de dépendance et d’assistanat, des structures agraires obsolètes, des situations de monopoles absurdes dans une économie artificielle, mais un isolement quasi total dans notre géographie immédiate.”