Sœur du philosophe Ludwig Wittgenstein, modèle de Gustav Klimt et patiente de Sigmund Freud, Margaret Stonborough-Wittgenstein ne fut pourtant pas seulement une Viennoise née “une cuillère dorée dans la bouche”. Cette fille de self made man d’origine juive allemande s’inspira de l’esprit mécène de son père. Ce dernier, devenu le chef de l’empire métallurgique le plus puissant de la double monarchie de l’empereur François-Joseph, finança en effet une grande partie du mouvement de la Sécession viennoise et fut l’ami de Mahler, Brahms, Pablo Casal.
Margaret reprit le flambeau tant que le lui permit son héritage, fortement amoindri par la crise de 1929 puis une mauvaise gestion de son époux américain, le dépressif et suicidaire Jérôme Stonborough. Elle fait dessiner et décorer toutes ses demeures par des architectes avant-gardistes, telle la célèbre villa Toscana à Gmunden ou le palais Stonborough à Vienne. Marquée par une enfance abandonnée à la domesticité et le suicide de ses deux frères aînés empêchés de mener les carrières artistiques qu’ils souhaitaient, la jeune femme s’émancipe et entame, une fois mariée, des études de biologie.
Juive “assimilée”, de religion catholique et devenue américaine par son mariage, elle prend conscience de l’antisémitisme seulement lors de l’arrivée du nazisme dans les années 30 et aide, avec Marie Bonaparte, Freud à fuir à Londres. Bien que très patriote et classiquement engagée dans des actions de charité comme son “Association contre la pauvreté et la mendicité”, dès la première guerre mondiale, elle passe, dans son milieu, pour une “rouge” en s’affichant “républicaine et pour l’éducation politique”. Depuis les USA, elle parvient à convaincre le président Hoover d’aider l’Autriche vaincue. Cette humaniste altruiste s’inquiète autant du sort des indigents que de celui des rejetons de la haute société d’Europe centrale, perdus dans le monde nouveau de l’entre-deux guerres et dont elle analyse les caractères en vraie sociologue : “Ce sont des esprits sérieux et honnêtes, un peu lourds, plus proches du paysan avec toutes ses vertus et ses vices, que de l’intellectuel. Mais, comme la plus grande partie de la noblesse, ils n’ont hélas pas su marcher avec leur temps. (…) Ils n’ont plus de contacts avec l’humanité d’aujourd’hui, plus de place à occuper ni de devoir à remplir.
Le sang de l’époque ne coule pratiquement pas dans leurs veines, du coup, il est fatal qu’ils tournent mal.” Elle est aussi lucide sur les dérives possibles de l’esprit révolutionnaire : “L’instinct d’abattre, de démolir, est naturellement dans les masses, bien plus fort que celui de construire. A coup sûr n’y avait-il eu que peu de personnes désireuses de libérer les esclaves en comparaison à la masse de ceux qui rêvaient d’écraser la classe possédante.” Le pertinent portrait d’une femme remarquable entre XIXème et XXème siècle.