À lire : Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot

Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot

Catégorie : Histoire Éditeur : Grasset ISBN : 9782246797791 Posté le par Liesel

Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot


« (…) au début de 1888, je vins travailler à Vizille, à la maison Duplan. Là, on gagnait un peu plus parce que le matériel était perfectionné. Les métiers battaient 120 coups à la minute et les patrons soyeux engageaient le plus possible leurs ouvrières à conduire deux métiers à la fois. Cela s’accentua encore lorsqu’arriva la grande mode de la mousseline. Il en résulta un commencement de baisse des salaires mais comme il n’y avait aucune organisation, personne n’osa protester. Dès lors, chaque année apporta de nouvelles modifications mécaniques, de nouveaux métiers, de nouvelles transformations; et avec chaque perfectionnement du matériel, c’était une nouvelle diminution de salaire.” En quelques lignes, Lucie Baud, qui est au centre de cette enquête de la grande historienne contemporaine des femmes et du travail, retrace la tragédie des milliers de petites mains de la révolution industrielle. Celle qui arracha les pauvres à leurs déjà rudes destinées paysannes pour les jeter entre les crocs du monde marchand et stakhanoviste, les entraînant dans sa course en avant pour mieux les abandonner ensuite, sous prétexte de rentabilité, au fil des évolutions techniques – aujourd’hui des délocalisations – après les avoir bercés des mirages que sont la réussite individuelle et l’enrichissement “dus au mérite et à l’effort”. Plus de cent années plus tard, malgré un “confort moderne” accessible au plus grand nombre mais mué en aliénation consumériste, véritable verrou de la liberté humaine, le sort des pauvres du monde riche souffre toujours de précarité, accrue par le chômage et la “flexibilité” contrainte.

Michelle Perrot, en retraçant la vie d’une ouvrière devenue meneuse de grèves au tout début du XXème siècle, signe ici le premier volume de la collection “Héroïnes”, lancée par Caroline Fourest et Fiammetta Venner sur des femmes remarquables et injustement méconnues. Malgré la rareté des documents témoignant d’une personne de la condition de Lucie Baud, l’historienne parvient à narrer l’étonnant combat de cette courageuse de la région de Grenoble, engagée à douze ans comme apprentie dans l’un des “couvents soyeux” où les industriels locaux firent trimer nombre de jeunes paysannes du Lyonnais, du Vivarais et du Dauphiné entre 1880 et 1910. Travaillant à la pièce, rivées à leurs machines pour d’écrasantes journées de labeur qui se terminaient sur place dans des dortoirs malpropres où régnait la promiscuité, les jeunes femmes étaient de surcroît sous bonne garde d’un clergé au service des riches comme le rapporte encore Lucie dans un article paru en 1908 dans “Le mouvement socialiste” : “Il faut citer l’usine Rubit, à Paviot. Il est vrai qu’ici, il s’agit d’orphelines, recrutées par le trop célèbre abbé Santol, de Paris. Une fois menées dans le bagne, ces jeunes filles ont bien des chances de n’en sortir jamais. Elles sont étroitement surveillées, même à l’intérieur de l’usine, par des sœurs qui leur interdisent même de parler et surtout, de se syndiquer au syndicat rouge.” Notre héroïne aura plus de chance. Lucie épouse un garde-champêtre qui lui donne trois enfants.

Précocement veuve, elle prend la tête de grèves à Voiron pour l’augmentation des salaires et la reconnaissance des syndicats en qui elle place tous ses espoirs de justice sociale. Présidente du comité de grève, trésorière du comité de soutien qui organise des “soupes communistes” pour nourrir les rebelles désormais sans ressources, l’ouvrière en soie donne des interviews aux journalistes. A Vizille, Lucie tient même tête personnellement au patron de l’usine qui renâclait à rentrer de Cannes pour parlementer avec ses employées, préférant les engager à seulement reprendre leur travail. Devant l’entêtement de Lucie, ce monsieur Duplan lui assène : “Vous n’êtes qu’une petite femme ! Continuez à publier des articles contre moi dans les journaux et je ferme mon usine !” et récolte un virulent : “Vous ne me faites pas peur non plus, j’ai devant moi un capitaliste qui fait danser les millions qu’il n’a pas gagnés.” Lucide et impartiale, la militante dénonce pourtant le nationalisme ouvrier porteur de xénophobie de ses compagnes de lutte, souvent enclines à ostraciser leurs collègues italiennes, encore plus vulnérables par leur absence de maîtrise du français. Déçue par des lendemains qui déchantent face aux industriels qui n’hésitent pas à employer des “jaunes” ou fermer les usines plutôt que d’améliorer les conditions de travail de leurs employés, Lucie Baud se tire trois coups de revolver dans la tête et survit, infirme, quelque temps. “Dévideuses, bobineuses, ourdisseuses, plieuses, rentreuses, préparent la chaîne ; les caneteuses œuvrent à la trame, enroulant le fil déjà bobiné sur des canettes qui serviront à alimenter la navette du tissage. (…) Durant des heures, il faut suivre le va-et-vient des fils de soie, contrôler leur déroulement et les rattacher s’ils se rompent.

Le nombre de coups par minutes devient lancinant. (…) Dans le mouvement incessant et le bruit assourdissant des machines, impossible de souffler. Au bout de journées excédant douze heures, les corps sont rompus, ces corps d’adolescentes qui mériteraient plus de douceur.” Au fil des mots forts de Michelle Perrot, on voit revivre ces “vies étranglées par le travail” comme l’écrivait aussi Paul Nizan dans son roman “Antoine Bloyé”. Des vies de labeur ingrat et vain qui “ne se souvenaient point de créations véritables, ni de relations humaines, leurs ouvriers, comme leurs chefs, avaient été pour eux des étrangers ou des ennemis. Ils avaient été des acteurs solitaires, des acteurs sans aucune dignité. Ils feignaient d’être fiers de leurs souvenirs mais dans les secrets de leurs cœurs, ils ne les aimaient pas.” Un monde aujourd’hui transposable dans les “emplois de service” si bien décrits par Florence Aubenas dans “le Quai de Ouistreham” et qu’à l’entrée de 2013, on aimerait voir disparu.