À lire : Nous sommes tous des exceptions, Ahmed Dramé

Nous sommes tous des exceptions, Ahmed Dramé

Catégorie : Autobiographie Éditeur : Fayard ISBN : 9782213682310 Posté le par Liesel

Nous sommes tous des exceptions, Ahmed Dramé


Ces derniers temps, trois jeunes Français d’ascendance africaine et issus de milieux défavorisés ont été à la une de l’actualité pour les tristes raisons que l’on sait : les assassinats de journalistes, de policiers et de juifs, revendiqués au nom d’un courant terroriste islamique et antisémite installé au Moyen-Orient et qui recrute notamment dans le vivier de la jeunesse européenne déshéritée, intellectuellement ou économiquement et souvent les deux. Ahmed Dramé, lui aussi, est Français, d’origine malienne, musulman, natif d’un quartier pauvre de banlieue parisienne. Mais en cette année 2015, sa notoriété lui vient de son tout frais statut de scénariste, essayiste et acteur obtenu, à 21 ans, grâce à sa vision positive du monde, son volontarisme et la chance aussi, bien sûr. En ces temps lourds, il est apaisant et énergisant de lire cet essai autobiographique à l’écriture maîtrisée qui touche et raconte, avec lucidité et espoir, âpreté parfois, la trajectoire hardie d’un garçon venu du bas de la pyramide sociale : “Comme tout le monde, j’étais englué dans un cliché; quand on est noir et qu’on grandit à Créteil, on a a priori plus de chances de finir en contre-exemple qu’en récit édifiant.” C’est pourtant l’inverse qui arrive à Dramé qui force son destin avec opiniâtreté.

Voilà acteur celui qui imitait des heures durant, devant son écran d’ordinateur, le comédien américain Denzel Washington, à défaut, sans doute, de se dénicher un modèle en France, les pourtant remarquables Alex Descas, Bakary Sangare de la Comédie Française, Hubert Koundé ou Tony Harrisson étant trop souvent relégués aux seconds rôles. Même si Omar Sy fait, depuis peu seulement, figure de pionnier à travers ses récentes prestations à l’instar d’un Sydney Poitier à Hollywood, dans les années 1950...  Ahmed Dramé donc, incarne son propre rôle dans “les Héritiers”, le film de Marie-Castille Mention-Schaar, la réalisatrice à qui le jeune homme a osé envoyer son premier scénario. Un scénario qui narre l’expérience de sa propre classe de Seconde au lycée Léon-Blum de Créteil. De leur collaboration est né ce long métrage lumineux, si précieux en cette époque de discorde et de violence obscurantiste. Le film, dont Dramé détaille la genèse dans son livre, raconte le parcours sur un an d’une classe où “c’est le dawa, le bazar, la fête perpétuelle” une classe composée de “lascars”, “des rigolards, des renfrognés, des timides et des show-men”, qui vont parvenir à trouver le chemin de l’estime de soi et des autres, en participant – et en emportant ! – le Concours national de la Résistance et de la déportation, cornaqués par leur professeure d’histoire. Cette femme intelligente autant qu’énergique en dépit du scepticisme du proviseur, de certains de ses collègues, des élèves eux-mêmes, mène le projet à son terme. C’est elle aussi qui invite Léon, ancien “môme de Ménilmontant” d’origine juive polonaise, devenu le numéro 179084 à Auschwitz où il entre à 14 ans et dont il sera le seul rescapé de sa famille. Le vieux Léon qui passe le flambeau à la nouvelle génération en s’adressant ainsi à la classe de Seconde 1 de Créteil : “La haine est revenue, par petits interstices par lesquels nous, les survivants, nous les sages, nous la mémoire, nous avons dû oublier d’émettre, de parler, d’insister. Elle se concentre sur les exceptions : hier les Juifs, aujourd’hui, les Juifs à nouveau et les Roms (et les jeunes de banlieue descendants d’immigrés ndlr). Elle emprunte toujours les mêmes chemins; elle trouve de vieux défauts à un groupe d’hommes, à leurs mœurs, elle en brandit la dangerosité, la nuisance, pour se répandre toujours plus profondément. D’expérience, je sais qu’elle a souvent gain de cause, la haine. Elle est rusée. Elle exploite la faiblesse des uns, la pauvreté des autres, les vieilles blessures de tous puis frappe et défigure.”

Dramé, malgré un profil stéréotypé de “jeune des quartiers” - le foot, la tchatche, le rap… et même le “biz”(ness) de sacs de sport chics avec Bakary, son frère aîné qui tombe dans la case prison, ce dont le benjamin ne tire aucune vanité mais ce qui lui vaut le paradoxal respect de la plupart de ses camarades – a trouvé sa voie, la bonne voie, en l’art : écriture et cinéma. Il a aussi eu la chance de faire de bonnes rencontres, de croiser des personnes qui ont eu foi en lui. S’il réfute la “culture de l’excuse”, le jeune auteur explique comment, devant l’océan de problèmes qui submerge les habitants des quartiers, ceux-ci sont souvent tentés d’abandonner, de lâcher prise… Des problèmes décrits avec acuité : “Tu peux téléphoner mais tu n’as pas d’argent pour un forfait. Tu peux faire des photos, mais il ne se passe rien dans ta vie qui mérite que tu le cadres pour le shooter. Tu peux aller sur les réseaux sociaux, mais comme tu n’as pas de photos à mettre ni rien à raconter ou si peu, que tu écrirais mal de toute façon dans un style rudimentaire, un peu brut, avec de grosses fautes d’orthographe. Tu renonces. (…) Tu peux consulter l’état de ton compte en banque, que tu n’as pas et tu peux aussi mieux te repérer mais comme tu ne bouges jamais du quartier et que, dans le quartier, tu y traînes depuis que tu respires, tu en connais la moindre parcelle de béton, le plus petit détail, la moindre odeur, alors tu n’en as pas besoin, de l’appli de l’aventurier.” Dramé, alors, analyse : Tout le monde a peur, ici, c’est le problème. Peur de son voisin, peur de manquer, peur d’être pris pour un con, peur de faire mal, peur de se faire mal. Par peur, ils mentent, volent, blessent, stagnent, pourrissent.” Puis, pour son propre compte, l’écrivain en herbe trouve l’antidote : “La peur, j’en ferai aujourd’hui mon ennemi principal, le fort de l’armée d’en face, celui qu’il faut abattre pour coucher les suivants.”

Tous les enfants des classes défavorisées ne feront pas carrière dans la littérature ou le cinéma mais ce témoignage, symbole d’une réussite, mérite d’être mis en lumière pour rassurer, raviver l’espoir, devenir lumière pour d’autres, les suivants... Ne serait-ce qu’en hommage aux efforts immenses prodigués par les immigrés du monde entier, venus jouer les soutiers des pays riches avec la perspective d’offrir un sort meilleur à leurs enfants, sans imaginer que ceux-ci refuseront pour la plupart, à juste titre, de perpétuer ces rythmes de galériens et qu’en plus, ils se trouveront confrontés au chômage. Ahmed Dramé qui fut élevé, comme ses frères et sœurs, par une mère arrivée du “bled” sans autre appui que ses deux mains nues et sa volonté, trace ce portrait : “Dans la bouche de Maman, jamais de doléances. Elle part travailler au milieu de la nuit, puis à nouveau en fin d’après-midi et quand elle revient, il faut ranger, nous faire à manger, s’occuper du linge. Tenir une maison, élever ses enfants, supporter la fatigue, l’humiliation, les sacrifices pour qu’on mange à notre faim, qu’on s’en sorte, qu’on soit dispensés des métiers programmés pour nous. N’avoir jamais à se lever quand les autres, les gens libres, les princes de la complainte, finissent tranquillement leur nuit. N’avoir jamais à quitter son pays parce qu’on n’y survit pas. De toutes ses forces pour nous, elle veut que ce soit différent. Elle n’y met aucune violence mais une détermination sans faille. Quand nous faisons une bêtise, elle ne nous bat pas, ne nous punit pas, mais nous raconte une histoire triste, la sienne. Les difficultés au Mali, l’exil, les soucis en France. Rien à manger, l’âpreté de l’hiver et la légèreté des vêtements, les yeux qui s’agrandissent sous la foreuse de la fatigue, le sourire qui se perd avec l’évanescence de l’espoir, un nourrisson – ma sœur aînée – qui ne pleure plus parce qu’il a apprit à attendre.” D’Ahmed Dramé, on attend encore beaucoup de films et de livres…