À lire : Récits de vie (1954-2008), Nadine Gordimer

Récits de vie (1954-2008), Nadine Gordimer

Catégorie : Autobiographie Éditeur : Grasset ISBN : 9782246783633 Posté le par Liesel

Récits de vie (1954-2008), Nadine Gordimer


A l’heure où beaucoup s’étonnent et se réjouissent de l’étonnante vitalité de Nelson Mandela malgré la maladie et ses 95 ans, sans doute est-il précieux de lire ce recueil de textes de sa compatriote et cadette de quelques années seulement. De l’ancien président, Nadine Gordimer trace ce portrait juste et lumineux : “C’est un chef révolutionnaire à l’énorme courage, un négociateur politique d’une habileté et d’une sagesse extraordinaires, un homme d’Etat au service du changement pacifique. Il a souffert et végété en prison pendant plus d’un tiers de sa vie pour en sortir sans un mot de vengeance. Son incarcération lui a valu d’endurer nombre d’afflictions familiales personnelles. Il a supporté tout cela, c’est évident, non seulement parce que la liberté de son peuple est son souffle vital, mais parce qu’il est l’un de ces rares êtres pour qui la famille humaine est sa propre famille.” Et encore : “Mandela ne veut pas qu’on le vénère, il veut que le peuple sud-africain se recrée ensemble, c’est sa grandeur.” Mais l’écrivaine a elle-même largement contribué à la libération de l’Afrique du Sud au fil de ses productions littéraires, et a subit, elle aussi, trop longtemps, le joug d’un gouvernement scélérat. “Nous ne souffrons pas mais nous sommes dégradés” écrivait-elle au nom des Blancs progressistes sous le régime de l’apartheid. Ainsi en 1963, l’intellectuelle sud-africaine vit son deuxième roman censuré au prétexte qu’il “sapait la politique raciale traditionnelle de la République.”

Les textes ici rassemblés constituent une biographie plus politique qu’intime de cette militante des droits de l’homme au sens noble du terme qui, en 1976, refusa le titre de “femme de l’année” proposé par un journal en arguant que “Winnie Mandela ou n’importe quelle femme noire accompagnant ses enfants aux manifestations avec de l’eau pour nettoyer leurs yeux des gaz lacrymogènes”, le méritaient plus qu’elle. Si elle narre brièvement son enfance au sein d’une famille blanche de la classe moyenne – son père était un petit horloger-bijoutier de Johannesburg enrichi du commerce des montres, indispensables et fragiles boussoles des mineurs de fonds – c’est pour raconter le quotidien du quartier “truffé de mines” d’or où de mini séismes avaient lieu quotidiennement. Une absence de stabilité géographique miroir de l’état sud-africain d’alors basé sur des fondations racistes forcément porteuses de soubresauts violents ? L’écrivaine se remémore avec lucidité et effroi comment, toute enfant, on lui avait recommandé de ne jamais boire dans la même tasse que leur servante africaine, comment elle pensait les Noirs “naturellement sales” et “naturellement subalternes” avant de réfléchir plus tard à leurs conditions de vie imposées par le système blanc.

Elle se souvient aussi de ce médecin qu’elle aidait en tant que bénévole dans une mine d’or, lui affirmant, tandis qu’il recousait à vif le crâne d’un ouvrier noir : “Ces gens-là n’ont pas la même sensibilité que nous ! ” Dans ses premiers textes des années 1950, déjà elle analyse : “La division de la population en deux grandes races – blanche et noire – et la subdivision des Blancs entre anglophones et afrikanophones produisent une telle diversité d’héritages culturels que deux enfants sud-africains peuvent se sentir presque aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils venaient de pays distincts.” C’est pourquoi Nadine Gordimer pense utile de bien redéfinir les Sud-Africains blancs comme des Africains et non des Européens, ce qu’ils ont mis du temps à ressentir eux-mêmes. Et aussi elle juge le point de vue des Européens et des Nord-Américains sur son pays comme systématiquement “blanc” et méfiant vis-à-vis des Noirs, toujours suspectés, à travers des clichés difficiles à effacer et parfois intériorisés par ceux qu’ils stigmatisent, de “manque de raisonnement, de volonté”.

L’idée que “le Noir n’est pas prêt pour la démocratie”, truisme bien utile pour empêcher l’envol du continent africain, est parfois invoqué encore aujourd’hui par ses propres dirigeants… Sa pensée clairement placée à gauche, Nadine Gordimer dénonce les privilèges “qui paralysent inconsciemment la volonté de changement” et trace un portrait émouvant d’Abraham Fisher, un Afrikaner d’origine broussarde devenu communiste. Un parti communiste qu’elle défend dans le contexte de l’apartheid car il était le seul qui “proposait d’abolir la discrimination raciale et qui envisageait un changement radical de la propriété des moyens de production qui sous-tend le système actuel de la suprématie blanche.” Mais, lucide, la narratrice analyse pourtant l’échec du système communiste qui, “en pratique depuis 1917, ne s’est pas révélé juste et humain non plus, a échoué plus cruellement encore que le capitalisme.”

Toutefois, elle s’interroge : “Devons-nous dire alors aux pauvres et aux dépossédés du monde qu’il n’y a rien à faire sinon revenir des patrons communistes aux patrons capitalistes ?” Un recueil très politique donc, mais ponctué de quelques pages littéraires comme le récit d’un périple au Congo en 1961 où la voyageuse s’amuse à observer jouer les éléphants, s’émerveille des “étranges lacs pâles du Rwanda qui ont des socles de lave” et s’émeut en traversant la profonde forêt d’Afrique centrale : “La forêt craque comme une immense demeure. Dans le silence du jour, des pluies de petites feuilles tombent de si haut qu’on ne peut voir d’où. Mais la plupart des choses qui gisent à terre sont gigantesques : gousses de haricots géants que Jack (“Jack et le haricot magique”, un conte populaire en anglais ndlr) aurait pu escalader, énormes cosses soyeuses, vertes d’un côté, couvertes d’une fourrure argentée.” Le livre se clôt sur une interview révélant une joyeuse amoureuse qui répond, quand on lui demande si le plus grand moment de sa vie fut la réception du Nobel : “ Non, mais lors d’une soirée à Londres où une convive inconnue me glissa, à la vue de mon mari entrant dans la pièce : “Mais qui est cet homme divin avec qui vous êtes venue ?”