Le témoignage d’Ann Webb, qui pourrait s’intituler “Descente dans l’Enfer des bas-fonds d’une métropole contemporaine”, est édifiant autant que désolant. Il a pour singularité d’être écrit par une native de Louisiane, bloquée dans la “plus belle ville du monde” au cours d’un périple touristique qui vire au cauchemar, faute d’argent et de contacts. Car être américaine, femme, blonde – une caractéristique physique qui attire les prédateurs, assure la narratrice – et non francophone, s’avère particulièrement désavantageux pour survivre dans la capitale française, riche mais dure aux pauvres. Cela provoque même l’indifférence, voire l’hostilité, si l’on n’en croit ce témoignage. Notamment aux yeux des travailleurs sociaux “qui associaient l’Amérique à l’argent, à la force, au courage, au pouvoir et… au sexe facile.” En dépit du principe de l’accueil inconditionnel officiellement de rigueur, Anne Webb se voit répondre au fameux numéro 115 “que les services d’urgence sont réservés aux nationaux” !!! Si le mauvais sort qui met à la rue cette touriste aux moyens modestes paraît rocambolesque dans son enchaînement – c’est parce que sa carte bancaire ne fonctionne pas en Europe et que la voyageuse partage un appartement avec une amie qui devra vendre les meubles et effets de sa co-locataire en l’absence de versement de sa part de loyer – on comprend, au fil du récit, comment la perte de la confiance en soi arrive au grand galop quand le regard des autres devient méprisant et qu’on se trouve en quelques jours jeté du côté des exclus. Très vite, on partage les affres d’Ann Webb. Que ce soit dans sa confrontation sans trêve avec ceux qu’elle appelle “les loups”, en fait la presque totalité des hommes qu’elle rencontre, systématiquement dans une demande sexuelle, violente ou pas, mais aussi dans sa détresse face à la rudesse, à l’incompréhension et à la xénophobie de la plupart de ses interlocuteurs “officiels”. L’Agora d’Emmaüs en prend notamment pour son grade, le centre d’accueil de la rue de la Bourdonnais étant décrit comme peuplé de salariés et de bénévoles arrogants et sermonneurs, délibérément hostiles à tout échange en anglais et incapables de considérer les personnes de la rue autrement que par leur situation, insensibles à leur être réel, leur personnalité individuelle. Comme aussi ces policiers qui accueillent l’Américaine, venue trouver refuge au commissariat après une tentative de viol lors d’une nuit passée derrière un carton, par un : “Ici, on est en France, vous devez parler français.” La jeune femme en est réduite à se réjouir de la chaleur du pelage des rats blottis contre elle lorsqu’elle s’allonge dans les buissons aux pieds de la tour Eiffel pour un instant de repos. Tour Eiffel qui l’avait séduite en tant que touriste et qu’une fois devenue SDF, elle perçoit tour à tour tel un phare rassurant lorsqu’elle scintille ou une force menaçante quand elle s’éteint. Aux côtés d’Anne Webb, on découvre la lassitude d’être toujours aux aguets, abruti par des journées occupées “à mettre seulement un pied devant l’autre”, à sombrer bientôt dans l’indifférence et “à force d’indifférence, on finit par douter d’exister vraiment.” Avec elle, on regarde aussi les Parisiens insouciants – on ne peut le leur reprocher car que faire individuellement face à l’ampleur du problème ? – faire la fête sur les péniches des bords de Seine ou du patinage l’hiver sur la place de l’Hôtel de ville, à deux pas de sans-abris. Mais de cette expérience horrible, la narratrice, aide-soignante intérimaire dans sa vie d’avant, à su aussi tirer matière à réflexion : “Quand vous vous distinguez en fonction de votre nationalité ou de vos traditions, cela crée de la violence. Parce que vous vous séparez du reste de l’humanité.” Elle compare aussi les systèmes de santé et de scolarité français et américains et tranche sans hésitation en faveur des premiers, à contre-courant de l’opinion majoritaire d’aujourd’hui. Ou encore, elle s’interroge sur la politique étrangère de son pays après avoir croisé de nombreux Pakistanais et Afghans : “Combien d’entre eux, me suis-je demandé alors, avaient été réduits à la rue, dans un pays étranger, à cause de cette guerre absurde menée par l’Amérique ?” Les tribulations d’une Américaine à Paris, loin de Gene Kelly et de sa joyeuse chanson sous la pluie, pour un portrait en creux de la société moderne.