Journaliste politique, Eric Dupin s’est lancé, entre janvier 2009 et septembre 2010, dans un périple destiné à prendre une sorte d’instantané de la France contemporaine. Au sens propre comme au sens figuré puisqu’un site internet (www.voyagesenfrance.info) permet de consulter les nombreuses photos rapportées de cette expédition. De la Creuse à la Côte d’Azur en passant par la Bretagne, la Savoie ou le Jura, l’enquêteur parcourt un pays dont les structures comme les habitants semblent marqués d’une grande fatigue, doublée d’une forme de renoncement. Si dans sa préface, Dupin affirme ne pas avoir eu pour dessein de tracer le portrait de “la France qui souffre”, c’est pourtant l’impression qui se dégage. Bourgeois, maires, politiciens, chômeurs, entrepreneurs, retraités, commerçants, la plupart des interviewés expriment un malaise profond face à la rudesse du monde contemporain et aux délitements de structures jadis fiables. Et l’on se demande avec anxiété, à moins d’un an des élections présidentielles, quelle personnalité politique saura trouver des solutions à leurs attentes. Représentative, par exemple, est la nostalgie du maire de Joinville, en Haute-Marne, qui regrette le temps “où il y avait de la place pour tout le monde, les gens sortaient de l’usine sur leur petit vélo, il y avait des petits boulots qui nous manquent aujourd’hui cruellement.” Les retraités racontent un passé sans délocalisation ni chômage partiel généralisé, un temps où les emplois, dans les milieux défavorisés, s’ils étaient souvent très durs, offraient au moins l’espoir parfois abouti d’une vie plus facile pour les générations suivantes. Les actuelles et déjà trop rares créations de postes demandent surtout des compétences administratives ou de haute technologie et fonctionnent avec peu de personnel. Pour ceux qui ont la chance d’avoir un travail, la pression, très forte, s’exprime sous la forme d’une perpétuelle et déstabilisante remise en question, une polyvalence forcée : “Les hommes changent moins vite que les usines” explique un patron. Le monde du travail est plombé maintenant, par une totale incertitude : “L’imprévisibilité de la mondialisation interdit toute projection d’avenir” analyse un autre. Le narrateur s’interroge aussi face aux déserts laids et déprimants des espaces pavillonnaires qui grignotent bourgs et campagnes, déplorant le ravage de l’accession à la propriété productrice de populations endettées à la tête de bicoques parfois invendables. La plupart des interlocuteurs de Dupin rêvent de “réinventer” la ville, mêlant dans le même espace des activités différentes, à l’opposé du paysage d’aujourd’hui sectionné en espaces fonctionnels déshumanisés. Les plus pauvres, peu à peu abandonnés par l’Etat, se débrouillent comme ils le peuvent dans un pays ou “le gramme de cannabis est moins cher que le demi de bière”. La notion de rentabilité instaurée par un gouvernement obsédé par la politique du chiffre provoque la fermeture de tout ce qui “ne rapporte pas” comme la Poste ou EDF. Paysans et producteurs se plaignent des normes européennes qui les forcent à saborder une partie de leur travail, les pêcheurs ont l’impression d’être devenus des figurants pour riches citadins et retraités en mal d’air iodé… Nombre de cités, muséifiées, redoutent leur transformation en zones exclusivement touristiques. Une sensation d’abandon marque fortement les campagnes vieillissantes et de plus en plus vides malgré l’arrivée de néo-rurbains échoués là souvent faute de pouvoir survivre dans les villes au coût de la vie exorbitant. Manque de temps, manque de lien, avec le racisme et la xénophobie éclos partout en guise de défouloir, s’inscrivent au programme de ce tableau morose. En sus, une épidémie d’incivisme et pas seulement dans les banlieues mais aussi dans les petits bourgs où des habitants peu scrupuleux volent, par exemple, sans vergogne, les fleurs des jardins publics “puisqu’ils paient des impôts locaux”. Dupin note une dégradation de la qualité de vie auxquels seuls les privilégiés échappent et des astuces pour tenter de contourner la pauvreté comme la résurgence du troc. “On ne gagne pas notre vie, on la prend” tranche l’une de ses interlocutrices. Une graine d’espoir, sans doute, que ce sursaut de volonté qui passera, peut-être, par un regain d’intérêt pour la politique au sens premier du terme, le vivre ensemble dans la cité ?